AL - MANSOURA

 

                          

Donc, nous ne verrons ni le lac, ni le château, ni le resto...


Mais que s’est-t-il donc passé?


Après avoir quitté Rassafa et rejoint la M4 à l’entrée d’Al-Mansoura, nous traversons la localité à allure modérée (je l’estime à 60 - 70 km/h), sachant que personne en Syrie ne respecte les limitations de vitesse (je viens par exemple de me faire doubler par un gros camion). De chaque côté de la voie rapide (2 x 2 voies séparées par un petit terre-plein), des contre-allées (un peu comme chez nous sur le Grand boulevard à Marcq, mais en moins large et formel) où s’effectuent les allées et venues locales, où l’on trouve l’animation habituelle des villages et villes arabes.


J’avance donc tranquillement lorsque je dois déboîter pour doubler un camion à l’arrêt sur la voie de droite (!!!). Juste devant le camion, un minibus à l’arrêt lui aussi (!); je le passe, et au moment précis où j’arrive à la hauteur de son avant, tel un chat traversant la route devant une voiture, un gamin jaillit de la droite - il vient de s’élancer pour traverser la route - et, horreur! je le prends quelque part au niveau du phare droit. Il ne m’avait bien sûr pas vu à cause du camion et du minibus arrêtés et moi, à cause du même camion et du même minibus, je ne pouvais absolument pas le voir. Il est très précisément 13h05.


A côté de moi, sur le siège passager, je vous dis pas, ou plutôt si: «Oh my God!!!!»... Je me gare en freinant à mort et j’ai juste le temps de voir dans le rétroviseur une petite forme humaine regagner, en se traînant tel un animal blessé, le bas-côté d’où il avait surgi («Ouf! il n’est pas mort...», c’est la pensée qui me vient tout de suite à l’esprit car en effet, un centième de seconde plus tard, il passait carrément sous la voiture). Nous sortons précipitamment et bien sûr, la voiture et nous-mêmes sommes immédiatement encerclés par une foule exclusivement masculine, à la fois bruyante et silencieuse, curieuse surtout, mais pas hostile. Plusieurs se placent démonstrativement devant la voiture, des fois que l’idée nous viendrait de prendre la fuite... Personne ne parle anglais, encore moins français (nous sommes dans une petite localité rurale), nous demandons que l’on appelle la police, ce que certains font, me fait-on comprendre, avec leur portable. Imaginant qu’un constat serait établi en bonne et due forme, je relève - malgré l’opposition aggressive de son conducteur - le numéro d’immatriculation du minibus (que faisait-il garé là?) et je note que le camion a, lui, disparu... Le gamin a lui aussi disparu et moi, je ne le reverrai plus.


Nous attendons, entourés de toutes parts, et, au bout d’un quart d’heure environ arrivent, essoufflés, trois policiers qui rapidement nous font comprendre que nous devons les suivre et dispersent la foule. L’un d’eux, pour être sûr, s’installe à mes côtés, Madame étant reléguée à l’arrière, et nous suivons la voiture de police. Donc, pas de constatations sur place, pas de collecte de témoignages. Nous arrivons au poste de police d’Al-Mansoura où on n’a pas l’air de trop savoir quoi faire de nous. Nous sommes invités à nous asseoir, et à attendre. Le chef se donne visiblement de l’importance, il prend un air concentré et affairé, passe des coups de téléphone. Avec son front bas, il a surtout l’air buté et borné. Pas mal d’allées et venues autour de nous, de regards en coin, curieux et peut-être un rien compatissants... Beaucoup d’allers et retour à la voiture qui, c’est étonnant, n’a rien, nos passeports, mon permis de conduire international sont examinés sous toutes les coutures (y comprennent-ils au moins quelque chose?). Nous, en tout cas, nous avons compris depuis quelque temps déjà que nous sommes dans le pétrin, et nous en profitons pour passer nos premiers coups de téléphone. Europcar, d’abord, que nous joignons au deuxième appel et qui nous dit «on vous envoie quelqu’un tout de suite», mais vont-ils vraiment le faire? Sans compter que nous sommes à environ 430 km de Damas... L’ambassade de France tout de suite après... Je tombe sur le permanencier qui m’écoute et commence par me dire «Aïe! Ca, c’est deux mois...», première réaction effectivement encourageante que je me garde bien de répéter à ma tendre et chère. «Ne quittez pas, ajoute-t-il, je vous mets en relation avec le consulat d’Alep». Le consul, que j’ai  rapidement au bout du fil, m’écoute attentivement, me demande des précisions, me donne quelques conseils («toujours avoir le portable chargé»» et cela, nous y veillerons effectivement) et son n° de portable («jour et nuit»). Et, bien sûr, le tenir au courant de l’évolution de la situation. Bon, nous nous sentons déjà un peu moins seuls. La famille, maintenant. Nous contactons Edouard à Londres, nous savons qu’il réagira avec calme et sang-froid; à charge pour lui d’informer ses soeurs. L’ambassade de grande-Bretagne enfin, qui interviendrait en second rang. Voilà, il n’y a plus qu’à attendre, et c’est vrai que cela semble long. A toutes nos questions aux policiers, le même signe de la main «wait».


Arrive sur le coup de 15 heures un supérieur: agitation, nouvelles palabres et nouvelles allées et venues, puis on nous invite à prendre place dans la voiture et à les suivre.... Nous comprendrons par la suite que nous nous rendons au poste de police de la route d’Al-Thawra, à une vingtaine de km de là. A nouveau un policier à côté de moi, et Madame derrière. Au poste, installation dans le bureau du chef, plutôt confortable (photo), nouvelle curiosité (beaucoup de monde, décidément, dans les bureaux de police syriens, en uniforme ou en civil), on s’active, on échange, chacun donnant visiblement son avis tout en nous regardant en coin et nous, nous ne comprenons rien et ça, franchement, c’est pénible. En revanche, le «chef» a plutôt une bonne tête, c’est déjà ça.




















Les passeports, les visas sont à nouveau examinés et nous, pour tuer le temps, nous essayons de bouquiner, sans trop y parvenir, avec un oeil en permanence sur la batterie de nos portables... Bref, la suite et la fin de notre séjour en Syrie semblent compromis, sans compter que la phrase du permanencier de l’ambassade me trotte un peu dans la tête. Rarement nous avons eu ce sentiment de ne pas être maîtres de notre destin, mais bon... Edouard rappelle pour nous donner un n° de téléphone, celui que les Britanniques composent lorsqu’ils sont sur le point d’aller en tôle à l’étranger...


Vers 17 heures, on introduit dans le bureau un homme d’une quarantaine d’années, c’est le professeur de français du lycée d’Al-Thawra qu’on est allé chercher. Soulagement, nous allons enfin pouvoir nous expliquer, et expliquer ce qui s’est réellement passé, essayer d’avoir des nouvelles du gamin et tenter d’en savoir un peu plus sur ce qui nous attend. Le professeur parle un très bon français, qu’il entretient lors de séjours à Besançon, et il fait surtout ce qu’il peut pour nous rassurer. Je peux enfin commenter, à l’intention du «chef», le croquis que j’ai déjà à plusieurs reprises tracé sur mon calepin pour expliquer les circonstances de l’accident, mais je ne suis pas sûr que cela serve à grand chose. Le chef a l’air plutôt ouvert et sympathique mais bon, il fait son boulot. Nous apprenons enfin que le gamin a été transporté à l’hôpital d’Ar-Raqqah et qu’il aurait deux jambes cassées... Soulagement: certes, c’est grave, mais ça n’est que de la mécanique, ça aurait pu être bien pire.

La déposition est faite avec l’aide de l’interprète, nous essayons d’être le plus précis possible, nous pinaillons un peu (nous insistons: ce n’est pas nous qui avons percuté le gamin, c’est lui qui a percuté la voiture), j’annonce une vitesse de 50 km/h (alors qu’en fait il aurait fallu dire 40 km/h), bref la déclaration est rédigée, m’est traduite et est signée (empreinte du pouce) et, nous dit le chef, il faut maintenant attendre le jugement car un juge doit se prononcer sur notre sort. Un juge? Quand? Ce soir, demain, on ne sait pas. Léger abattement, soulagement aussi et résignation. Le professeur de français rentre chez lui.


Nouvelle effervescence sur le coup de 19 heures. Le représentant d’Europcar vient d’arriver de Damas, toutes affaires cessantes, il a mis près de 5 heures pour nous rejoindre, sur des routes pas toujours faciles. Il est jeune, il parle un très bon anglais, il a l’air bien et prend tout de suite les choses en main (il connait visiblement la procédure qu’il nous explique après, une fois encore, de longs conciliabules avec le chef). C’est clair, il faut NEGOCIER, négocier avec les parents qui ont entre-temps porté plainte contre nous au poste de police d’Al-Mansoura. Négocier, donc, payer... Car à leurs yeux, nous sommes coupables, aux yeux de tous aussi, d’ailleurs, c’est la règle en Syrie. Le conducteur est toujours coupable, surtout si en plus il est étranger, c’est comme cela. Le consul m’appelle à cet instant, je lui dis où nous en sommes, il a l’air moins inquiet.


La suite. Je reste au poste (en GAV en quelque sorte), Alexandra accompagne Mohammed Yussef (Europcar) à l’hôpital d’Ar Raqqah à 40 km de là. Au chevet du gamin (qui ne demandait qu’à se reposer), une douzaine de personnes, parents, grands-parents, frères, oncle et tante etc... (dommage quand même qu’aucun d’eux ne se soit préoccupé du gamin quand, sur le coup de 13 heures, il faisait n’importe quoi dans les rues d’Al-Mansura), mines éplorées, larmes... Allées et venues du médecin qui donne son avis, début des négociations, puis l’oncle revient dans la chambre avec la facture établie par le service pour les soins et les frais d’hospitalisation: 25 000 livres syriennes, soit 520 euros pour une jambe cassée et de multiples contusions à l’autre. Une parenthèse pour dire que l’assurance souscrite auprès du loueur est complète, que tous les frais susmentionnés seront intégralement pris en charge par elle, mais compte tenu de la plainte, il faut payer, sauf à vouloir prolonger indéfiniment notre séjour à Al-Thawra... Bref, l’accord se fait sur la somme annoncée (tous ont convenu par la suite que la famille a été correcte, ils auraient pu demander beaucoup plus, et nous aurions bien sûr payé), effectivement, je m’attendais pour ma part à devoir payer beaucoup, beaucoup plus.


Bref, il ne restait plus qu’à trouver l’argent, c’est-à-dire trouver en pleine nuit, dans une ville que ni Mohammed Yussef ni mon épouse ne connaissaient, un DAB en état de marche et capable de cracher cette somme-là. Encore heureux que nous disposons d’une carte Visa Premier, au quatrième DAB les billets sortirent et l’argent fut derechef remis au père à l’hôpital.


Et moi pendant ce temps-là, dans le bureau du chef? Je passe le temps comme je peux, en bouquinant dans mon coin, puis l’idée me vient de «nettoyer» ma carte mémoire, c’est-à-dire d’éliminer les photos les moins bonnes, ce qui me vaut d’être immédiatement entouré d’une demi-douzaine de policiers très intéressés, à qui je fais visiter virtuellement Damas, Palmyre etc... L’atmosphère est maintenant plus détendue, le chef profite d’un moment où nous sommes seuls pour se lancer en anglais, un anglais tout à fait suffisant pour permettre d’échanger. Il me dit nourrir une passion pour Beethoven, qu’il semble effectivement bien connaître et me passe des extraits de plusieurs symphonies sur son ordinateur. Il cite Napoléon Bonaparte comme l’un de ses héros préférés, s’intéresse aux relations intra-européennes et a du mal à me croire quand je lui dis que l’on peut passer d’un pays à l’autre sans même s’arrêter. Il me fait part de son admiration pour notre continent, l’Europe représente pour lui le summum de la civilisation; néanmoins, un problème précis le tracasse, et j’essaie de lui expliquer, c’est la situation de l’Alsace-lorraine par rapport à la France et à l’Allemagne... etc, etc... Supposant que je dois commencer à avoir faim, il me fait servir par ses hommes un repas sommaire, l’ordinaire de sa brigade. Mon statut a visiblement évolué, d’«under arrest» que j’étais, je suis maintenant presque traité comme un invité.


Nous finissons par bidouiller sur son (vieil) ordinateur et je parviens à lui montrer avec Google Earth Paris et ses principaux monuments, Lille, Marcq-en-Baroeul, notre maison et notre jardin, Inno etc... il est aux anges... Nous passons ensuite à des choses un peu moins sérieuses et même un peu légères (toujours sur son ordinateur) quand soudain: du bruit dans l’entrée, font irruption dans la pièce Mohammed Yussef, Alexandra, le père du gamin, un oncle et un ami un peu juriste. L’ordinateur est prestement mis de côté, mon «copain» redevient le «chef» du poste, sauf que dans l’échange animé et souvent vif qui va suivre (et durer trois bons quarts d’heure) il nous désignera comme «Michel» et «Alexandra».


L’échange est effectivement vif entre, d’un côté, l’oncle hargneux et le juriste qui s’énerve tout en me désignant sans arrêt du doigt (le père n’ouvre pas la bouche), et, de l’autre, la police - qui a pris fait et cause pour nous, cela se voit et s’entend - mon «copain» en arrive à plusieurs reprises à hausser le ton contre la famille - (il nous sera confirmé par la suite qu’il nous a très bien soutenus), et Mohammed Yussef qui garde son calme. Nous, on s’inquiète un peu (la «rançon» a déjà été payée), mais à tort, nous dit-on. La famille veut juste avoir des garanties sur la prise en charge des frais par l’assurance de la voiture. Mohammed Yussef doit s’en porter garant personnellement, tout cela est enregistré officiellement et prend du temps. Voilà, il est près de minuit, la «famille» se retire enfin, non sans que le père nous ait offert l’hospitalité chez lui pour le reste de la nuit. Comme je n’en ai pas très envie, j’argue de mon refus de prendre la route la nuit pour refuser poliment. Nos passeports nous sont rendus avec un large sourire, il ne me reste plus qu’à récupérer mon permis, ce qui sera fait vers 2 heures du matin après que Mohammed, le pauvre, sera retourné à Ar Raqqah en faire une photocopie, ainsi que de ses documents personnels. Un policier l’accompagne dans cette ultime démarche. Nous attendons son retour (photo ci-dessous prise vers 1 heure du matin).




















Une fois Mohammed revenu, je demande au chef du poste d’autorisation de terminer la nuit ici même, dans les fauteuils. Fort gentiment il met à notre disposition la petite chambre des policiers de faction (elle est préparée en 10 mn), eux se débrouilleront ailleurs...


Voilà, c’est terminé, mon «copain» rentre chez lui, Mohammed s’installe lui aussi quelque part dans le poste et nous prenons possession de nos appartements.



















Comme nous souhaitons partir tôt demain matin pour Alep (le plus tôt possible en fait), nous réglons  le réveil sur 5h45 pour un départ prévu à 6 heures. Le départ a effectivement lieu à 6 heures précises, nous quittons sans regret et sur la pointe des pieds notre chambrette puis Al-Thawra, et cap sur Alep. Après une heure de route, le portable sonne, c’est le consul qui vient aux nouvelles. Je l’informe que nous faisons route vers Alep et lui promets de passer le voir dans la matinée. Arrivée à Alep, grande métropole où, faute de plan détaillé, nous cafouillons un peu, puis nous trouvons, un peu par hasard, un bel hôtel dans le quartier chrétien, en plein centre. Installation, bonne douche puis taxi pour le consulat. Nous sommes reçus par le consul (ancien professeur de maths originaire de Calais)  avec qui nous échangeons une bonne demie-heure, nous le remercions chaleureusement  de son soutien et de son aide (il avait même retenu une chambre d’hôtel), et en route pour le souk... L’aventure continue.


Epilogue. Une fois rentrés en France, nous avons téléphoné (ou plutôt fait téléphoner par un professeur d’arabe), nous avons eu des nouvelles du gamin, il allait bien après sa seconde opération. Nous sommes reconnaissants à tous ceux qui nous ont aidés, le consul de France à Alep, le professeur de français d’Al-Thawra et aussi, bien sûr, mon «copain» le  chef du poste de la police de la route d’Al-Thawra. J’ai également fait savoir au siège d’Europcar à Damas combien nous avons apprécié l’aide de Mohammed Yussef.